Pirates & Corsaires

Port-Royal, le 16 Mars 1754.

La piraterie est toujours d’actualité. Certes, le tremblement de terre qui frappa la ville il y a plus d’un demi-siècle a mit fin à une époque, la mort de Barbe-Noire il y a 30 ans aurait pu faire complêtement taire ces forbans, mais hélas, de nouveaux noms commencent à sortir du lot. Des noms comme l’Olannais, le Capitaine Morgan, le capitaine Levasseur ou encore le capitaine Sparrow, le capitaine Red… Rajoutons à cela les légendes saugrenues comme le fantôme de Teach ou le Hollandais Volant, sans parler du Requin, comme si les zombies vaudou ne nous suffisaient pas. Ces légendes ne semblent pas en rapport mais détrompez vous, Votre Altesse: elles donnent aux pirates un statut quasi-divin, ou plutôt dirais-je quasi démoniaque, ce qui encourage ce gibier de potence à persévérer et se multiplier.
Je crains, votre majesté, que notre lutte contre les pirates n’en soit qu’à son commencement et je sollicite votre attention sur le fait qu’un renfort en navires de guerre puissants et en troupes aguerries soit plus une priorité qu’une nécessité. Certes, certains corsaires nous prêtent main-forte, mais j'émet la crainte la plus sincère en affirmant que cela ne sera point suffisant.

Missive de Sir Henry Winslow, Gouverneur de la Jamaïque.

21 Février 1755

La pluie tombe drue sur Port-Royal. On patauge dans la boue des rues, on glisse parfois sur les flaques d’eau, provoquant l’hilarité des passants, autant d’êtres emplis de pitié et de compassion, on sillonne les rues et ruelles, entre les bâtiments blancs. Les belles demeures aux colonnades et balustrades se tiennent loin des maisons de basse envergure de la basse ville agglutinées près du port, forteresse imprenable, braquant du haut de ses tours, ses canons de 15 pouces, mâchoires prêtes à cracher le feu de l’enfer sur quelque navire qui voudrait défier la couronne d’Angleterre.
Où qu’on porte son regard, la populace préfère se tenir à l’abri des trombes d’eau plutôt que se promener. Port-Royal est tellement animée par beau temps : blancs, noirs, et parfois quelques indiens, plus rarement des asiatiques, tous se croisent. Les odeurs de fruits exotiques, d’épices locales, de cuisine nécessitant un estomac goudronné pour y survivre, le parfum du rhum, de la banane et des poulets vagabondant dans les rues tout cela se mélange et emplisse les narines, parfois jusqu’à écoeurement. Mais là, on ne sent que la terre mouillée. On ne voit que quelques gens courant vers un abri sur. Mais on descend vers le port, on longe les quais où les marins essaient tant bien que mal de charger ou décharger les marchandises sur un bateau, mais l’eau rend les ponts glissants, et les passerelles aussi. Les marins ont l’habitude, certains, peu expérimentés se casse la figure avec leur chargement, tombe à l’eau, provoquant des rires gras dans les gorges de leurs camarades, provoquant la colère des contremaîtres :
-Qu’est-ce qui m’a fichu un imbécile pareil ? Remonte, fils de chienne ! Et passe la cargaison ! Dépêche, enfant de manchot ! Tête d’âne ! La cargaison en premier ! Et vite, avant qu’elle prenne l’eau ! Grouillez-vous, les idiots, au lieu de rigoler comme des baleines ! Sauvez la cargaison ! S’il sait pas nager, qu’il se noie, ça me fera toujours un bras cassé de moins !
Bah ! Comme beaucoup de marins, il sait nager, il survivra. Et vu l’averse, il ne sera pas plus mouillé.

Une petite forme poussa les batants de la taverne Le Loup de Mer, et un gamin entra. Il était habillé d'une armure de cuir, un baudrier soutenait un sabre d'abordage et des coutaux. Il embrassa la salle du regard, en cherchant des embaucheurs potentiels. Puis, il s'approcha du tavernier.
-Un thé, s'il te plaît. Puis, plus doucement: Y aurait-il qqn pour me recruter dans ta magnifique taverne?

La Taverne du Loup de Mer, le lieu préféré des marins stationnant à Port-Royal , ouvre sa porte discrète, surmontée d’une enseigne de fer blanc représentant en relief une face de loup coupant en deux un navire, sur les quais de la riche cité jamaïcaine. L’intérieur sombre semble avoir été décoré avec les restes d’un navire désossé : une gouverne suspendue au plafond était reconvertie en lustre, aux murs, des ancres imposantes faisaient office de tableaux, ainsi qu’un bastingage. Les tables étaient des tonneaux reconvertis et des tabourets servaient de chaise.
D’un escalier vermoulu menant aux étages, les femmes, la plupart créoles, de peu de vertu descendaient, observant tel des oiseaux de proie les matelots qui n’allaient tout de même pas mettre toute leur solde dans le rhum ou remontaient, entraînant avec un petit rire aguichant leurs victimes consentantes, au rire plutôt gras et embrumé.
Il y avait relativement peu de marins à cette heure. L’on racontait ici des anecdotes amusantes de voyage, accueillies par des rires tonitruants, on jouait aux cartes là, avec le risque probable et prochain que quelqu’un se fasse traiter de tricheur et que cela dégénère en bagarre (fait qui faisait que les tables de cartes étaient toujours surveillées d’un certain œil plein d’espoir: les capitaines toléraient peu les bagarres en mer alors, il fallait rattraper le temps perdu)
Au comptoir, surmonté de bouteilles diverses et variées et d’un sabre d’abordage bien entretenu, officiait le Vieux Joe. Joseph quelque chose, de son vrai nom, était un homme à la carrure imposante, avec un peu d’embonpoint, le visage usé et buriné entouré de cheveux et d’une barbe grisâtres. Il lui manquait l’œil gauche, prix d’une quelconque bataille en mer, ainsi que quelques dents, cicatrice d’un début de scorbut, cela arrivait quand les marins manquaient de citron durant les voyages.
Certaines rumeurs couraient sur le patron de la taverne. Certaines racontaient qu’il était un pirate repenti, on allait même à dire qu’il avait servit sur le navire du grand Barbe-Noire. D’autres disaient qu’il en avait eut assez de la mer et avait, en marque de son agacement, démonté son propre navire pour construire la taverne. Par contre, ce qui n’était point légende, c’est sa force de taureau et ses coups de poing à assommer des chevaux, et ceux qui prétendaient qu’il avait détruit son propre navire.

L’homme se retourna à l’interpellation du jeune garçon et s’accouda pour ramener ses 1m90 à la hauteur de celui qui lui adressait la parole. Il eut un sourire moqueur sous sa barbe fournie :

-C’est qu’il se croirait à Ceylan, le gamin. On ne fait de la gnôle à Tuniques-Rouges, ici, petit. Si ton estomac ne supporte ni bière, ni rhum, on pourra éventuellement te trouver du lait chaud. Il parla un peu plus bas. Pour trouver des recruteurs, il te faudra attendre un peu : il est trop tôt. Ces gars préfèrent venir quand la nuit s’installe bien, au moment où les marins sont suffisamment mûrs pour signer même des engagements de 10 ans dans la Marine Royale, mais pas assez pour n’être capables de signer que sur les pieds de table. Alors, en attendant, qu’est-ce que tu prends de plus buvable que le… thé ? A la rigueur, si tu tiens à boire un truc bien britannique, j’ai du whisky, mais c’est écossais, ça, pas anglais.

-Bon, je ferai semblant de boite une bière alors. Et merci pour les informations.
Le garçon glissa quelques pièces, le prix de la bière plus un supplément.
-Pourras-tu me faire signe, quand l'heure sera venue?

L’aubergiste haussa les épaules :

-oui, je peux, mais ça ne t’avancera pas à grand-chose car ils ne sont pointilleux sur l’horaire. Autant te prévenir quand j’en vois, ça sera peut-être plus utile.

Il sorti une chope et la plaça sous le robinet d’un énorme tonneau. La bière blonde coula à flot, faisant une belle écume blanche au sommet.
Le grand gars posa la chope pleine devant le jeune matelot.

-Tu peux faire semblant de boire si ça te chante, mais attention, ça se réchauffe vite. Et par contre, je ne ferais pas semblant de garder les 4 sous.

-Tu peux les garder, merci, dit le jeune garçon en hochant la tête.
Il s'éloigna du comptoir, et s'assit seul à une table.

Quelques marins entrèrent, rigolant et plaisantant bruyamment :
-Sacrebleu ! Ce Malouine, quel idiot !
-Il a les pieds plats !
-Ah ah ah !
-Tavernier, des bières ! Nous avons le gosier sec.

Le Vieux Joe sortit des chopes et commença à les remplir :
-Par ce temps ? Vous aviez sacrément soif, les gars.
-Ah ah ah !
2 prostituées regardèrent les nouveaux venus avec envie, non que c'étaient là de beaux jeunes hommes, mais c'étaient des marins, avec des soldes, et qui ne demande qu'à s'en délester.

Un homme s’assit à la table de Mathias. Un marin d’une quarantaine d’années, mais qui en paraissait soixante, avec ses dents en moins et sa dégaine miteuse. Aviné, il commença à déblatérer au jeune homme dans une haleine empestant l’excès de bière et de rhum pour cette heure:
-Tiens, petit, tu veux être marin, toi aussi ? J’peux t’dire qu’ça n’a point facile qu’d’être un marin. Moi, ça fait 25 ans qu’j’suis mat’lot ! 25, que j’t’dis. J’en ai vu, des trucs pas normal. Qu’des trucs qui t’glaceraient l’sang.

Il se pencha, comme pour révéler un secret :
-Qu’j’ai vu l’Olonnais, moi, p’tit. Qu’j’y ai survécu, et on n’est pas nombreux à pourvoir s’en vanter. C’tyoe-là, à coté, Barb’Noire, c’est un gamin !

J'ai déjà survécu à une bataille, et personne de l'équipage de l'ancien bateau où j'étais peut, à ma connaissance, s'en vanter. Et je n'ai pas peur de cet Olonnais! Dis-moi, connaitrais qqn pour me recruter? Car après que le navire sur lequel je travaillait a coulé... Mathias laissa sa phrase en suspend, car pas besoin d'aller plus loin.

Bouarf. Te recruter ? Buuurp ! Le saoulard repris une gorgée de la bouteille de vin qu’il tenait. Ici, t’es à Port-Royal, mon p’tit gars. Ici, t’as l’embarras du choix. Mais… hips… fais gaffe quand même : les Angliches, ils recrutent aussi, et avec eux, tu te retrouveras engagé 10 ans dans l’armée. Alors, gaffe à la boisson : fais pas…. Fais pas la même idiotie que moi.
Il s’affala dans son siège avant de réaliser, trop tard, qu’il s’agissait en fait d’un tabouret. Il s’écrasa avec fracas, resta quelques instants au sol, sous l’hilarité des marins qui étaient entrés il y a peu de temps. Puis se releva péniblement, redressa son tabouret tout aussi péniblement et se rassit, presque au jugé.
Sûr, qu’il y du recruteur, gamin, j’ai entendu dire que 7 bateaux étaient entrés au port, aujourd’hui, dont un batiment angliche : le… le… comment c’était, déjà ?... le Royal quelque chose… méfie toi d’eux si tu veux pas te retrouver avec un joli surcot rouge… et un marin d’eau douce qui te beugle des ordres à t’en rendre saoul… euh… sourd.

La nuit commença à tomber, les marins en fin de journée de travail entraient en rigolant, se poussant et rigolant. Bientôt, l'heure des filles de petite vertu sonnerait: le marin est plus docile après quelques verres de rhum.
Un groupe de 6 marins faisait son apparition, mené par un homme de haute taille, bati comme un docker hollandais. tandis que ses camarades s'attablaient, il alla discuter avec le patron, tendit une petite bourse, puis rejoint les soudards qui guettaient d'un oeil affamé les fûts de bière et les catins.

Le patron fit un signe d'approcher à l'attention de Mathias.

Ce dernier releva les yeux de sa choppe, se demandant si la personne qui l'appelait était un de ces "angliches" dont le vieux marrin bourré lui avait parlé. Il finit sa boisson, se releva et se dirigea vers l'homme.
-Je puis faire quelque chose pour vous, messire? dit Mathias.

L'homme était allé se rassoir, le tavernier regarda Mathias avec un sourire amusé derrière sa barbe:
Messire? Ca ne m'était jamais arrivé, celle-là! L'homme, là-bas, c'est Monsieur Finch, l'second du Capitaine O'Malley, qui commande le Wise. C'est un navire marchand à tonnage lourd. Ils recherchent des matelots. Parait qu'ils ont subit une attaque de pirates qu'ils ont repoussé, mais certains de leurs gars y ont laissé leur peau.
Tu cherchais du boulot, non?

Puis-je savoir leur nationnalité?
Il y a cetain que.. je... enfin... S'il vous plaît, répondez-moi.

T'inquiète, gamin. O'Malley est un bon Irlandais, bien comme il faut! Fit le gaillard en attrapant des chopes.

Les femmes commencèrent à tourner autour des marins, certaines s'asseyant bien vite, au vu d'un fervant défenseur de la vertuosité et de la pudeur, sur les genoux de loups de mers qui ne semblaient pas plus offusqués que cela.

Mathias s'avança s'un pas qu'il voulait assuré en direction du capitaine. Il enleva son chapeau et dit:
-Bonsoir messire. Vous desiriez me parler?
Tout en s'approchant et en parlant, Mathias avait suprepticement arrangé ses vêtement de sorte à atteindre le plus vite possible ses couteaux si le besoin se fesait sentir.

Le groupe de marins tourna la tête comme un seul homme vers le nouveu venu.

L'un d'eux, le mieux habillé, donc certainement un gradé, celui qui avait discuté avec le tavernier, rigola dans sa barbe imaginaire, vu qu'il n'avait qu'une fine paire de moustaches:

-Te parler? Je ne crois pas, non. Par contre, peut-être que toi, tu veux nous parler. Tout dépend si tu cherches du boulot ou pas.

-Il est vrai que l'appel de la mer se fait de plus en plus pressant sur moi... Quel est le boulot que vous me proposez?

On recherche plusieurs matelots, ça paye bien, mais ce n'est pas facile.Tu te sentirais capable, gamin? Fit le même gars, tirant sur un cigare de tabac.

J'ai déjà servit sur un bateau!! Un bateau du nom de Lady Belle... hélas, il a coulé, envoyé par le fond par l'équipage d'Ernesto Guttierez... Je ne sait pas s'il y a eu d'autres survivants à pars moi...

Il sourit dans sa barbe (car il en avait une, lui). Cela faisait un petit moment qu'il observait le manège de ce petit. Cela l'amusait, mais il n'allait pas l'interrompre tout de suite. Il attendait de voir si "l'employeur" que le gamin avait choisit finirait finalement par l'accepter. Avait-il vrailment quelque chose susceptible d'intéresser le marinier ?

En attendant, il se dirigea vers le bar qu'il lorgnait depuis qu'il avait fini sa précédente bouteille.

Les marins prirent une mine renfrognée et dégoûtée en entendant le nom de l’Olannais, certains crachèrent par terre : les pirates ne sont guère appréciés. Les tables les plus proches se turent. Certains fourrèrent nez en bière et rhum en maudissant les pirates. Le Quartier-Maître continua :

-T’as eu de la chance, petit. Je ne connais pas le Santa Battleia, mais je sais que survivre à l’Olannais est un exploit, ou un signe de veine étonnant.
Tu étais à quel poste, sur ce navire ?

Le barbu fut accueilli au bar par un autre barbu, l’imposant Vieux Joe, le propriétaire du troquet :

-Qu’est-ce que j’te sers, gaillard ? Un autre rhum ?

-J'étais mousse, j'étais en haut du mât... Durant la bataille, j'ai tué un homme, du nom de Soulez Owraday... Il semblait proche de l'Ollanais...

Le barbu s'était accoudé au bar, et regardait le taulier avec un franc sourire.

Tu es fort pour ainsi retenir ce que tes clients commandent. Mais en même temps, je ne devrais pas m'en étonner, c'est ton boulot. Et bien oui, remets moi ça.

Le temps de se faire servir, avec l'impression d'avoir parlé pour ne rien dire, comme souvent, l'homme se tourna de nouveau vers la salle, toujours spectateur.

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